
Une COP qui s’achève dans un monde fracturé
Alors que la COP30 touche à sa fin à Belém, en plein cœur de l’Amazonie, une impression domine : celle d’un immense décalage entre l’urgence climatique affichée dans les salles de conférence et les urgences sociales qui rythment la vie quotidienne. Depuis plusieurs jours, les négociateurs alignent les terminologies — “transition juste”, “pertes et préjudices”, “solidarité climatique” — mais, en dehors du sommet, une autre réalité s’impose, plus sèche, plus brutale : celle des foyers pour qui la question écologique n’a pas disparu, mais a été reléguée derrière la possibilité même de finir le mois.
C’est peut-être là la ligne de faille qui traverse cette édition : un écart grandissant entre l’importance du défi climatique et la capacité des citoyens à s’y projeter. En France, un foyer sur trois déclare avoir eu du mal à payer son énergie cette année. Ces chiffres ne cherchent pas à dramatiser ; ils décrivent le quotidien. Trente-six pour cent des ménages ont connu des difficultés de paiement, et plus de trois millions ont consacré plus de 8 % de leurs revenus à se chauffer et à s’éclairer.
Dans un tel contexte, l’inquiétude climatique ne disparaît pas — elle recule, faute de place. Les sondages le montrent : le climat reste un sujet majeur, mais il est désormais devancé par le pouvoir d’achat, les dépenses contraintes, le logement, l’alimentation. Ce n’est pas un reniement, mais un arbitrage sous tension.
Pendant que les foyers arbitrent entre le passage en caisse et la fin du mois, la COP se déroule comme un rituel parallèle. Délégations incomplètes — certains pays n’ayant pas les moyens d’envoyer leurs représentants jusqu’à Belém —, coûts d’hébergement exorbitants, voix absentes des plus vulnérables : la conférence qui parle d’équité peine à en offrir les conditions. Elle ne dicte plus les priorités ; elle semble parfois se tenir dans un autre monde que celui qu’elle prétend défendre.
La responsabilité ne peut plus peser sur les individus seuls
Il ne s’agit pas de nier la part individuelle. Oui, chacun peut isoler son logement, réduire, réparer, consommer autrement. Mais il faut dire ce que l’on sait : ces gestes, nécessaires, ne suffisent pas à bâtir un futur vivable si l’architecture collective reste inchangée.
Le neuroscientifique Albert Moukheiber le dit avec justesse :
« Nos comportements ne dépendent pas uniquement de nous… Nous avons besoin d’agencer nos sociétés pour pouvoir agir, sinon, on n’y arrive pas. »
L’écologie, si elle reste confinée à la morale individuelle, restera marginale. Elle ne peut pas reposer sur des injonctions à la vertu quand le quotidien des plus modestes vacille déjà.
Le reste du monde le dit aussi : les pays du Sud réclament des financements nouveaux non par caprice, mais parce qu’ils subissent déjà des pertes irréversibles — inondations, sécheresses, effondrement d’écosystèmes. Pendant des années, ils ont attendu que les promesses se traduisent en transferts réels ; ce moment n’est jamais réellement venu.
De notre côté du globe, la transition redeviendra audible lorsqu’elle cessera d’être un slogan et deviendra un projet tangible :
- tarification sociale automatique,
- rénovations réellement sans reste à charge,
- transports du quotidien fiables et abordables,
- sortie progressive des fossiles accompagnée socialement,
- lutte contre les passoires thermiques,
- filets de sécurité pour les plus fragiles.
Tant que ces transformations n’auront pas lieu, l’écologie restera vécue comme un coût, et donc comme un luxe.
Redonner sens à la promesse climatique
À l’heure où la COP30 s’apprête à rendre son texte final, une lassitude traverse déjà les observateurs comme les citoyens. Le danger n’est plus seulement l’inaction ; c’est l’accoutumance. À force d’accumuler les sommets, le monde s’est habitué aux promesses comme on s’habitue au générique d’une série que l’on ne regarde plus vraiment.
Pour qu’elle ne soit pas un épisode de plus dans la chronique des occasions manquées, cette COP doit retrouver sa portée politique : redonner chair à la justice climatique, reposer sur des engagements vérifiables, relier les décisions internationales à ce qui compose la vie réelle — les factures, les loyers, les transports, les dépenses essentielles.
La responsabilité individuelle ne disparaît pas : elle retrouve sa place, encadrée, soutenue, rendue possible.
La COP, si elle veut rester utile, doit cesser de parler “pour” les citoyens et recommencer à parler “avec” eux.
La question climatique n’entrera durablement dans la vie ordinaire que lorsqu’elle sera perceptible dans la ligne “total à payer” d’une facture, dans la simplicité d’une rénovation, dans la fiabilité d’un train, dans le confort d’un logement.
C’est à cette condition que la fin du monde cessera de perdre contre la fin du mois.